Victime collatérale du succès-bulldozer d’Avatar 2, Babylon a violemment chuté au box-office américain. Un échec injustifié. Bien loin du gnangnan de La La Land, le réalisateur Damien Chazelle met les mains dans le cambouis – et d’autres matières – pour livrer une peinture déchaînée et ubuesque d’un Hollywood confronté à la révolution du parlant.
« Hollywood est une zone dangereuse » confiait Claude Estée (Richard Dysart), éminent directeur artistique, à Tod Hackett (William Atherton), dessinateur ambitieux, dans Le Jour du fléau (1975) de John Schlesinger. Ce film oublié dépeignait, sans l’emphase de Babylon mais avec un sadisme décuplé, les coulisses de Hollywood, usine à rêves (brisés), dans les années 30. Comme un clin d’œil, le personnage de Hackett travaillait pour le Paramount. Les mêmes studios qui ont produit à grands frais (près de 80 millions de dollars) la fresque convulsive de Damien Chazelle. Le film s’est vautré outre-Atlantique. Souhaitons-lui vraiment de meilleurs auspices dans le reste du monde.
Orgie & compagnie
Après une nuit d’orgie absolue, durant laquelle décède une starlette et se révèle une autre, Nellie LaRoy (Margot Robbie), la star du muet Jack Conrad (Brad Pitt) se réveille la gueule de bois. Se prenant d’amitié pour Manny Torres (Diego Calva), un factotum qui rêve de cinéma, il l’emmène sur le tournage d’une fresque historique dirigée par un Allemand déjanté. Ainsi débute une plongée dans le Hollywood du muet bientôt bouleversé par l’arrivée du parlant mais où règnent déjà en maître argent, stupre et vanité… Surtout ne pas s’arrêter aux trente premières minutes de Babylon qui auront de quoi effrayer les âmes sensibles. A l’heure de la victoire de la série B même onéreuse, des créatures bleues sur fond vert, de la série télé en abattage, Damien Chazelle enfonce le clou en ouverture de son nouveau long-métrage. Comme le camelot proférant des énormités pour vendre sa marchandise, le réalisateur repousse les limites du choc (humour scato, ondinisme, overdose, sexe…) pour introduire (sic) son récit. Retrouvant un calme certain, la suite ne s’en avérera que plus poignante, grandiose et amère.
La foire aux vanités
Le metteur en scène et auteur Kenneth Anger en fit ses choux gras dans les deux tomes de son célèbre Hollywood Babylon. Il y dépeignait, anecdotes et clichés à l’appui, les coulisses d’une industrie du cinéma américain muselée par des producteurs-caciques, une police corrompue et des pseudo-journalistes aux manières de maîtres chanteurs. Hollywood, tel que montré également par des écrivains comme Norman Mailer (Le Parc aux cerfs) ou James Ellroy (L.A. Confidential), n’est qu’un haut-lieu de dépravation et de mensonges. C’est l’étrange et assez beau paradoxe du projet de Chazelle : s’il expose, débridés, tous les travers imaginables de « Tinseltown », il ne perd pas une goutte de son amour pour le 7e Art et pour ses soldats, du généralissime-star au figurant-planton, qui en firent les heures de gloire. Quiconque s’intéresse au cinéma de l’époque (l’action se déroule dans les années 20 dont la pierre angulaire reste The Jazz Singer en 1927, premier film de l’ère du parlant) reconnaîtra, derrière les différents protagonistes de Babylon, l’ombre des célébrités de l’époque : John Bowers, Clara Bow, Ramon Navarro, Anna May Wong, « Fatty » Arbuckle…
Cinéma, cinéma…
Le très sucré La La Land, qui avait surtout servi à mettre en avant la garde-robe d’Emma Stone, n’avait que modérément montré l’étendu du talent de Damien Chazelle – pourtant très largement ovationné à sa sortie. Le réalisateur de 37 ans passe ici à la vitesse (très) supérieure, livrant une œuvre dantesque de 3h09 mais qui paraît s’étendre sur deux. Du cinéma nerveux, voire épileptique ? Pourquoi en vouloir au jeune metteur en scène d’utiliser un rythme digne des superproductions Marvel pour signer (enfin !) un long-métrage américain ambitieux et adulte ? Sa direction d’acteur est ciselée. Héros gavé de whisky et de certitudes, Brad Pitt est poignant dans le rôle d’une star à la chute imminente. Son dialogue avec une « commère » de Hollywood restera un des moments-clefs d’un film qui en compte beaucoup. Margot Robbie, dans le rôle d’une starlette vulgaire, dépensière et camée mais bénie des fées de la pellicule, s’en sort haut la main. Même si ce genre de personnage risque à force de l’enfermer dans le registre de la blonde truculente. On attend son Barbie non sans une certaine anxiété. Quant Diego Calva, vu dans Narcos : Mexico, tirons lui notre chapeau. Il se débrouille à merveille dans une si imposante entreprise, confronté à tout un panel de luxe hollywoodien (dont Tobey Maguire, ex-homme araignée, apparaissant ici en terrifiant gangster sous éther).
Hollywood a-t-il changé, sur le fond, depuis Babylon ? Les acteurs et actrices depuis ont été (un peu) libérés du joug des studios, la bride lâchée léger-léger, et pour mieux étouffer les scandales, le microcosme se planque désormais derrière le paravent de jolis mots en « -isme ». L’Affaire Weinstein n’était qu’une partie émergée de l’iceberg (ne jamais oublier qu’il fut appelé « Dieu » et protégé jusqu’à l’extrême limite par des figures parmi les plus progressistes du star system). A ce sujet, il serait détonnant d’avoir une version tout aussi poussée et enhardie de Babylon mais actuelle, une peinture d’aujourd’hui. Chiche, Damien Chazelle ?
Babylon de Damien Chazelle avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva… Durée : 3H09. Sortie le 18 janvier.
Signature « historique » d’Edgar pour le cinéma, lecteur insatiable, collectionneur invétéré d’affiches de séries B et romancier sur le tard (Le Fantôme électrique, éd. Les Presses Littéraires).
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