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Le Bond est un théâtre

Séance de lecture. Disparu en 2016, le chef décorateur Ken Adam n’a travaillé en tout que sur sept James Bond de Dr No (1962) à Moonraker (1979). De quoi marquer pourtant très profondément la saga de son empreinte. Taschen a édité un beau livre en son honneur : The Ken Adam Archive.

« Pour James Bond contre Dr No, je voulais que tous les décors paraissent plus vrais que nature » se rappelait, au fil de ses souvenirs, le vénérable Ken Adam. L’homme était passé par différents genres, du film noir (Soho quartier dangereux de Vernon Sewell) au fantastique (Rendez-vous avec la peur de Jacques Tourneur) avant d’imposer sa griffe sur les plateaux des James Bond. Sept en tout et pour tout ; nombre fétiche de la franchise dès qu’on lui accole le « double zéro », le sacro-saint « permis de tuer ». Intransigeant, le tandem formé par les producteurs Harry Saltzman et Albert « Cubby » Broccoli n’accordèrent au départ qu’une poignée de dollars pour les décors des films de Bond. Mais vite, ils comprirent, tout particulièrement en ce qui concerne les repères des méchants, que les plateaux se devaient impérativement d’être aussi déments que leurs desseins apocalyptiques. « Le succès des James Bond m’auront servi de thérapie » avouait-il. « Après Dr No et Goldfinger, j’ai enfin reçu carte blanche pour faire tout ce dont je rêvais. »

Le repère baroque de Blofeld dans le japonisant On ne vit que deux fois (© 1967 Danjaq, LLC and Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. 007 and related James BondTrademarks, TM Danjaq. Tous droits réservés).

Du côté de Pinewood

« Think big ! » lui avait conseillé le nabab Mike Todd sur le tournage du prestigieux Le Tour du monde en 80 jours (1957) avec David Niven dans la peau de Phileas Fogg. Ken Adam en fait sa devise. Mais lorsqu’il débarque sur le projet de Dr No, ses ambitions doivent s’accommoder d’office à un budget restreint. Personne alors n’aurait parié que l’agent 007, suave sujet de sa Majesté, allait se muer en phénomène de société. James Bond contre Dr No « jouit » d’un budget d’un millions de dollars. Pour signer les décors, Adam en obtient 14000. C’est peu. Il en décroche 6000 de plus à bûcher dans les studios britanniques de Pinewood tandis que l’équipe est déjà à l’œuvre sous le soleil de la Jamaïque. « Nous nous adaptions en permanence. Sa politique du « less is more » (la chambre de bambou où s’affrontent le professeur félon Dent et l’agent Bond en est la preuve flamboyante), l’utilisation de matériaux comme le plastique, l’acier, le laiton pour les décors du SPECTRE, donnent un cachet inédit à un film qui, sur le papier, ne dénotait pourtant pas d’une quelconque autre série B. Clin d’œil humoristique, le chef décorateur fait accrocher au mur du bureau du sinistre No le portrait du Duc de Wellington signé de Francisco Goya… volé quelques semaines auparavant à la National Gallery ! Ken Adam ne participe pas au tournage du brutal Bons baisers de Russie (1963). Pour une raison particulière : admiratif de son travail sur Dr No, un metteur en scène s’est empressé de l’inviter à collaborer à son nouveau projet. L’homme s’appelle Stanley Kubrick et son film Dr Folamour.

De décors et de gadgets

Ken Adam renoue avec la franchise d’espionnage en 1964. Après avoir visité les coffres de la Banque d’Angleterre – où il apprend que, pour une question de poids, les empilements de lingots ne peuvent dépasser les 70 cm – , lui décide « par instinct » de tapisser de véritables murs d’or son Fort Knox imaginaire. Ce sera pour la scène clef de braquage de Goldfinger. « Ça a tellement fonctionné » s’amusait-il à raconter « que United Artists a reçu pendant des années des lettres d’Américains demandant comment j’avais pu y pénétrer alors que même le président des États-Unis n’y était pas autorisé ! Déjà créateur de la « buggy dragon » de Dr No, Ken Adam s’improvise ensuite avec Opération Tonnerre (1966) inventeur de prototypes sous-marins. Et offre à M une salle de conférence spacieuse et moderniste. L’homme se dit influencé par l’expressionnisme allemand et le Bauhaus. «  Je débute, explique-t-il à la presse, généralement mes croquis sur un bristol. Ensuite, je crée une maquette. Viennent les dessins plus précis, d’architecture dirais-je, exécutés par toute une équipe d’assistants. Puis, c’est au tour des charpentiers, des plâtriers, des peintres d’intervenir. »

Ken Adal==

Albert R. Broccoli et, cigare à la main, Ken Adam sur le « 007 Stage » de L’Espion qui m’aimait (© 1977 Danjaq, LLC and Metro-Goldwyn-MayerStudios Inc. 007 and related James Bond Trademarks, TM Danjaq. Tous droits réservés).

L’espace et après ?

Très sollicité par ailleurs (il va jusqu’à s’occuper des décors des premières aventures d’Harry Palmer, un concurrent de James Bond campé par Michael Caine), Ken Adam revient sporadiquement aux missions de 007. Pour On ne vit que deux fois (1967), il imagine le repère du SPECTRE installé au cœur d’un volcan haut de 40 mètres, avec son cratère de 20 mètres de diamètre et son train monorail. Le tout sera construit à l’extérieur des studios Pinewood pour être détruit dans la foulée. « Au départ, je pensais que ce serait impossible. Et soudain, Broccoli me dit : «  Combien te faut-il ? Un million de dollars, ça ira ? » » Soit le budget intégral de Dr No ! Sur Au Service secret de sa majesté (1969) et l’ennuyeux Les Diamants sont éternels (1971), le futur Sir Adam s’amuse peu. Il quitte le plateau du premier pour des projets plus stimulants et décore le second en s’inspirant mollement de l’univers de Howard Hugues, ami personnel de « Cubby » Broccoli. Il revient en meilleure forme avec L’Espion qui m’aimait (1977), offrant à l’éco-terroriste Karl Stromberg (Curd Jürgens) un antre sous-marin hors de toute proportion. Pour l’occasion, la production lui fait un cadeau royal à 1,8 millions de dollars : un plateau de 4220 m² au cœur de Pinewood baptisé « 007 Stage » et toujours en activité aujourd’hui. « Là encore, confiait-il candide, le scénario n’était pas bouclé que nous en avions terminé tous les décors ».

Un croquis de la station spatiale d’Hugo Drax dans Moonraker (© 1979 Danjaq, LLC and Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. 007 and related James Bond Trademarks, TM Danjaq. Tous droits réservés).

En 1979, il fait de Moonraker son baroud d’honneur. Après s’être penché sur les projets de stations orbitales de la NASA, jugés trop « fades » à ses yeux, Adam imagine, en s’inspirant d’un simple mobile, la base stellaire et folle du cacique Hugo Drax (Michael Lonsdale). Pour Ken Adam, la saga James Bond s’arrête là. Après 17 ans de bons et loyaux services. Sans jamais démériter, il poursuivra son œuvre jusqu’à sa mort en 1996 (Agnès de Dieu, Premiers pas dans la mafia, La Folie du Roi George…) : « J’ai senti que la famille Bond était en train de changer. Et pour travailler sereinement, il faut que je me sente en famille. Les équipes devaient se renouveler. Et l’action de Moonraker se situait dans l’espace. Sincèrement, après, où vouliez-vous que nous allions ? »

Jean-Pascal Grosso

Photo Ken Adam : © Boris Hars-Tschachotin, “THIS IS THE WAR ROOM” (2017). Film still by Andreas-Michael Velten.

The Ken Adam Archive par Sir Christopher Frayling, 360 pages, 850€. 

 

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