Recevez la newsletter

NUMÉRO EN KIOSQUE

Vignoble bordelais, le tournant climatique

A quoi ressemblera le Bordeaux de demain face au réchauffement du climat ? Qu’en est-il de sa pérénnité ? L’arôme des vins est-il véritablement en danger ? Autant de questions qui préoccupent le consommateur qui redoute de perdre en qualité. Face à l’urgence des nouvelles contraintes environnementales, les vignerons du Bordelais n’ont d’autres choix que de miser sur l’anticipation et sur l’adaptation. EDGAR s’est penché sur le sujet, sur ce premier volet d’enquête révélant des solutions innovantes et des initiatives de taille !

Menaçant les crus de Bordeaux et leur typicité, la hausse significative des températures a un impact notamment sur le goût et l’acidité des raisins mais aussi sur les teneurs en alcool. On va jusqu’à parler de la possible disparition de certains cépages comme le Merlot d’ici 2050. Pour faire face à ce nouveau défi, le Bordelais expérimente des cépages résistants hybrides. Les conseils scientifiques explorent, depuis plusieurs années, de nombreuses pistes : retarder le cycle végétatif du merlot (cépage majoritaire), planter davantage de cabernet sauvignon qui est un cépage mûrissant mieux sous un climat plus chaud, introduire de nouveaux cépages… Toutefois les améliorations technologiques apportées à la vinification et les efforts déployés pour répondre aux attentes du consommateur offrent des perspectives rassurantes. Certains chercheurs considèrent que de fortes précipitations en hiver peuvent produire de meilleurs raisins tout en réduisant la salinité. Ils notent également que des conditions plus sèches en été sont favorbales à une belle concentration en sucres et composés aromatiques dans un raisin au cours de sa maturation. Du coté de Château Lagrange prestigieuse appellation Saint-Julien, 3ème Grand Cru Classé en 1855 (située sur la rive gauche de la Gironde, sur deux croupes de graves Günziennes, en plein cœur du Médoc entre Margaux et Pauillac, possède une particularité remarquable avec 85% de sa surface appartenant à des Grands Crus Classés ) qui possède à ce jour cinq stations météorologiques sur le domaine, leur base de données a débuté depuis 1996.

Le suivi de ces données montre nettement une évolution du climat avec de plus en plus de millésimes présentant des températures moyennes toujours plus élevées. Matthieu Bordes, Directeur Général explique : « C’est une réalité à laquelle nous devons faire face et pour laquelle nous avons fait évoluer de nombreuses pratiques pour mieux s’adapter à ces conditions chaudes et sèches. L’itinéraire technique pour la gestion des sols ne passe plus par les labours profonds systématiques, l’effeuillage intégral et systématique mis en place dès 1985 sur le domaine n’est plus d’actualité également, les couverts végétaux dans les vignes ou encore les surfaces foliaires ont elles aussi évoluées ces deux dernières décennies. Nous le retrouvons également dans les dates de récolte, nous avons eu au cours des 7 dernières années, 4 millésimes parmi les 6 plus précoces des 40 dernières années. Ce climat chaud et sec correspond parfaitement aux conditions nécessaires pour produire de très grands cabernet sauvignon et par conséquent de très grands vins. Les assemblages ont eux aussi considérablement évolué sous l’influence du climat et depuis 2008 grâce à notre cuvier parcellaire qui intègre 102 cuves pour 103 parcelles de vigne. »

Le maintien d’une certaine fraîcheur des vins

Et d’ajouter : « Ce cuvier parcellaire fait la part belle au cabernet sauvignon qui entre très majoritairement dans les assemblages. Au cours des 16 derniers millésimes, 13 d’entre eux renferment la plus grande proportion de cabernet sauvignon dans l’histoire des vins de Château Lagrange. Des proportions sans communes mesures avec les grands millésimes de la décennie 2000, par exemple le grand millésime 2005 renferme 46% de cabernet Sauvignon contre 86% pour l’exceptionnel 2022. Ces changements influent significativement sur notre gestion de l’encépagement au vignoble où le cabernet sauvignon supplante le merlot au fil des années.» L’expérience des équipes a permis, selon lui, aussi une gestion des équilibres des sols qui favorise le maintien d’une certaine fraicheur des vins essentielle pour garantir une grande aptitude au vieillissement. Les niveaux d’alcool dans nos vins sont plus importants qu’il y a 30 ans tout en restant raisonnables autour de 13,5 % vol. mais avec une trame tannique plus riche et plus onctueuse à la fois. Ces conditions climatiques favorables à la maturité des cabernet sauvignon et des petit verdot permettent d’obtenir des tannins charnus et enrobés pour une fenêtre de dégustation plus large mais également plus précoce correspondant par chance aux attentes des consommateurs.

Sur le périmètre du Château Smith Haut-Lafitte  (racheté en 1990 par Florence & Daniel Cathiard) se situant à Martillac, au cœur de l’appellation Pessac Léognan, on a pris les devants. Constitué de Graves Gunziennes, le sol du Château offre deux particularités étonnantes : un drainage naturel du sol qui oblige les racines des ceps à puiser l’eau et les sels minéraux à plus de six mètres sous terre et un « effet miroir » du soleil, qui, en se reflétant sur les cailloux composant la grave, contribue au mûrissement des raisins. Fabien Teitgen, directeur général, explique : « En premier lieu lorsque l’on parle de changement climatique, on pense immédiatement au réchauffement climatique qui semble conduire à des vins plus lourds, plus alcooleux, moins acides, moins frais… ce qui n’est pas forcément le cas et pas une fatalité ! Mais le changement climatique c’est aussi une climatologie plus changeante, avec des épisodes violents comme les orages, les inondations, la grêle, les gelées de printemps… Face à ces épisodes climatiques, nos actions sont plus limitées ; face aux gelées de printemps nous pouvons tailler plus tard, utiliser des équipements antigel (bougies, éolienne, …) ; face aux risques de gel utilisation de ballons anti-grêle ; pour les autres épisodes violents nous sommes plutôt démunis… ».

Favoriser la vie dans les sols

Il détaille ainsi son propos : « Pour revenir à l’évolution stylistique des vins, nous vivons actuellement une très belle période pour la qualité des vins de Bordeaux ; nous n’avons jamais fait autant de bons millésimes que ces 20 dernières années. Un cycle plus précoce, un été qui s’étire jusqu’en Septembre, des températures plus élevées sont la recette de meilleures maturités (l’évolution de la viticulture vers plus de détails, plus de précisions est aussi allée dans ce sens).Un élément plutôt factuel est l’évolution des dates de vendanges. Ces dernières années, les vendanges de blanc sont plutôt fin aout-début septembre (à l’exception de 2013) ce qui est plus précoce de 8 à 10 jours par rapport aux années 2000. Pour les rouges c’est un peu moins net : entre 2011 et 2023, les dates de vendanges de 5 millésimes sont postérieures au 20 septembre, 5 sont antérieures au 10 septembre et deux les 18 et 19 septembre date classique du début des vendanges dans les années 2000, mais cela confirme une plus grande précocité des vendanges pour 40 % des millésimes. » C’est sur le point de relation vivante, entre le pied de vigne et son sol, que l’approche naturelle de la culture fait une très grosse différence. La pratique de l’agriculture biologique et de la phytothérapie contribue à favoriser la vie dans les sols, à favoriser l’aération, la porosité, la respirabilité des sols, qui sont des éléments indispensables à l’exploration profonde des racines de vigne de leur terroir. La vigne non nourrie par des fertilisants va pouvoir développer un profil racinaire complexe, à la fois superficiel pour trouver les nutriments dans l’horizon organique et plus profond pour accéder à d’autres éléments nutritifs et à un peu d’eau en profondeur… et lorsque la vigne atteint ce développement elle devient plus à même à résister aux-coups climatiques, aux sécheresses, aux hautes températures…

Situé au cœur de l’appellation Pauillac, sur la rive gauche de la région de Bordeaux, le Château Grand Puy Ducasse (propriété du groupe Crédit Agricole depuis 2004), veille sur un vignoble d’exception étendu sur 40 hectares de vignes. Sa force repose sur son grand terroir de graves garonnaises déposées le long du fleuve. La réputation des vins du Château Grand Puy Ducasse lui vaudra une reconnaissance en tant que Cinquième Grand Cru Classé de Pauillac au classement de 1855.  Anne Le Naour, directrice générale des propriétés CA Grands Crus, Vignobles et Services, affirme : « Grand-Puy Ducasse fait figure de précurseur grâce à certaines actions dans le Médoc. En 1996, les quelques parcelles qui étaient encore désherbées ont cessé́ de l’être au profit du retour au travail du sol sur 100% des surfaces. En 2012, le domaine met en place son Système de Management Environnemental (SME) avec l’aide de l’interprofession des vins de Bordeaux; en 2014, elle débute ses premiers essais en agriculture biologique. Le millésime 2016 de la propriété est le premier certifié Iso 14001 & HVE3 en collectif, bien que les exigences internes dépassent largement celles fixées par les cahiers des charges. Le château recense également chaque année ses infrastructures agroécologiques, met à jour son plan d’actions pour préserver & développer la biodiversité et communique annuellement auprès de ses clients sur ses indicateurs et son plan d’action. »

Le respect du vivant, condition essentielle à la pérennité des vignobles

Elle ajoute : « En 2023, la reconnaissance de notre engagement a franchi une nouvelle étape avec l’obtention d’une labellisation RSE de niveau 2 en tant que château engagé dans «Cultivons Demain», démarche portée par le Conseil Interprofessionnel du Vin de Bordeaux (CIVB) et contrôlée par un organisme indépendant. Autant d’engagements, autant de réflexions, autant de défis pour demain. Il s’agit de renforcer notre lien avec la terre en protégeant notre écosystème, de préserver les terroirs en réduisant notre empreinte carbone et notre consommation d’eau. Mais aussi de nous engager pour les hommes et les femmes, en favorisant la mixité, le mieux-vivre ensemble, la transmission des savoirs. Inlassablement, expérimenter, pour aller plus loin. CA Grands Crus abrite des structures innovantes et développe des partenariats avec l’université́. Le respect du vivant est la condition essentielle à la pérennité́ de nos vignobles. » Avec plus de 80 hectares, le domaine Pontet Canet (Cinquième Grand Cru Classé de Pauillac) fait école en bousculant conventions et évidences. En 1994, Guy Tesseron confiait les rênes de la propriété à son fils, Alfred, qui avait travaillé vingt ans à ses côtés. Alfred Tesseron choisit alors d’emprunter un autre chemin. En trois siècles, le Château Pontet-Canet n’aura connu que trois familles propriétaires…Une singularité dans le Médoc. L’arrivée de la fille d’Alfred Tesseron, Justine Tesseron, en 2015, donna un souffle nouveau à l’aventure familiale. Matthieu Bessonnet, directeur technique Pontet-Canet livre son sentiment : « Je ne crois pas que les attentes des consommateurs aient réellement évoluées, je pense que le consommateur a toujours souhaité un vin de qualité, buvable dans sa jeunesse comme capable de vieillir. Peut-être que ce dernier aspect est encore plus important aujourd’hui avec de moins en moins de personnes ayant des caves pour faire vieillir les vins, les gens achètent une bouteille pour la boire dans les quelques jours suivants . Peut-être également que la volonté d’un vin respectueux de l’environnement est plus présente qu’avant comme  la facilité de faire des vins plus alcooleux,  mais je crois que le principal reste la qualité et l’équilibre des vins. Quand on parle de «fraicheur» en ce moment, je crois que c’est davantage pour signaler les forts degrés qu’ont pu nous offrir certains millésimes récents. »

Concernant le changement climatique, plusieurs axes de travail sont en cours à Pontet-Canet. D’une part la diversité génétique :  sur des terroirs profonds (graves de gunz), l’âge des vignes et un facteur important pour produire un vin représentatif du sol. Tout le travail consiste à prendre soin des vieux pieds de vigne et des sols. L’âge moyen des vignes est supérieur à 55 ans. Beaucoup de parcelles ayant été plantées avant l’utilisation des clones (1970 environ), les équipes ont lancé un vaste programme de caractérisation de certains des vieux ceps pour préserver cette diversité génétique dans un conservatoire. Ce conservatoire sera encore étudié dans le futur, permettant de choisir au mieux les futurs ceps qui seront plantés pour assurer le futur de Pontet-Canet. D’autre part, la gestion de l’eau est également un point important : l’année 2022  a appris que malgré la proximité de l’océan et de l’estuaire, le vignoble était tout de même vulnérable à de forts épisodes de sécheresse.

La gestion des maturités est aussi un enjeu important

Dans l’optique d’améliorer les capacités de rétention en eau des sols, nous utilisons de plus en plus des couverts végétaux pour remonter les taux de matière organique : « Nous travaillons aussi sur des travaux du sol adaptés afin de limiter l’érosion due aux fortes précipitations et favoriser sa pénétration dans le sol. L’utilisation des chevaux nous permet également de limiter la compaction de nos sols et favorise donc l’enracinement profond des pieds ainsi qu’une meilleure pénétration de l’eau dans nos sols. La gestion des maturités est aussi un enjeu important. Autant les maturités des cabernets sauvignon sont inchangeables et la différence entre un cabernet sauvignon mur et un cabernet sauvignon pas mur est très évidente, autant sur les merlots, la plage de décision est plus large. Si on ne vendange pas les merlots en sous maturité, on peut vendanger des merlots croquants, suaves, énergétiques ou on peut vendanger des merlots quelques jours plus tard qui seront plus fruités, plus crémeux« . Le résultat ? Sans doute deux très grands vins mais avec des profils très différents, à choisir en fonction de nos choix stylistiques. Les années étant souvent plus chaudes, la densité de grands millésimes à Bordeaux devient bien plus importante depuis une quinzaine/vingtaine d’année. Les raisins ont plus de tannins qu’auparavant et il est facile de rechercher beaucoup de puissance. Or, la volonté de produire des vins buvables dans leur jeunesse est omniprésente dans nos pratiques. Pontet-Canet a adapté ses cuviers et ses pratiques (cuves petites, extractions douces, interventions minimales) en se demandant comment mettre en valeur le travail dans les vignes, les raisins dans l’élaboration des vins structurés, ayant une grande capacité de vieillissement mais qui sont aussi très équilibrés dans leur jeunesse. L’élevage plus réducteur dans des amphores en béton permet également de préserver l’énergie des fruits, l’intensité aromatique et de limiter l’impact boisé des barriques, ce qui donne des vins plus accessibles dans leur jeunesse sans entamer leur potentiel de garde.

Du raisin avec une meilleure maturité phénolique et à de meilleures extractibilités

Enfin, l’âge des vignes est également un élément fondamental de notre adaptation au changement climatique. En effet, par leur enracinement profond, on « tamponne » les extrêmes climatiques : en cas de forte chaleur, l’enracinement profond permet à la vigne de trouver de l’eau plus facilement que si l’enracinement était très superficiel. De la même manière, en cas de gros orages au moment des vendanges, l’enracinement profond permet de limiter la dilution des raisins car cela prend plus de temps de «mouiller» 10m de sol pour un enracinement profond que 50 cm pour un enracinement superficiel. Face à l’urgence des nouvelles contraintes environnementales, a été riche d’enseignements. Le merlot, cépage réputé très sensible à la chaleur et à la sécheresse a très bien supporté ces conditions extrêmes tout au moins lorsque les vignes matures étaient profondément ancrées dans leur terroir. Cela veut dire que le premier élément qui permet d’aider la vigne dans ces conditions extrême reste le sol, le terroir. Celui-ci a agi comme un régulateur avec un effet tampon, un effet amortisseur des conditions extrêmes. En ce qui concerne les vins et la vinification, l’évolution actuelle et future tend à la production de raisins avec une meilleure maturité phénolique et à de meilleures extractibilités ; les extractions sont donc plus faciles, nécessitent moins d’actions mécaniques, de chaleur de macération permettant de mieux jauger celles-ci, de faire des infusions plutôt que des extractions, et cela permet de mieux « trier » les tannins en n’allant « chercher » que ceux qui sont murs, fins et élégants. Plutôt optimistes, les experts en œnologie estiment que les prochaines décennies devraient être « gérables » pour peu que les prévisions ne soient pas dépassées…