Les effets du dérèglement climatique nous rappellent plus que jamais que la prestigieuse région vinicole de Bordeaux doit faire face à une menace réelle et de taille. Toutefois, le monde du vin sait s’adapter avec des pratiques agricoles qui offrent de nouvelles perspectives. Sur ce second volet d’enquête, EDGAR s’est rapproché de quatre illustres châteaux afin d’aborder ce sujet complexe et clivant auprès de professionnels du secteur se montrant unanimement optimistes face à ces enjeux majeurs !
L’avenir semble se présenter en demi-teinte avec ces chaleurs extrêmes à répétition qui conduisent à la sécheresse, freinent la croissance des vignes et affectent la qualité du raisin. De plus pour assombrir encore un peu davantage le tableau, l’Hexagone devrait connaître, selon les experts, une redoutable hausse globale de ses températures de 4°C à l’horizon 2100… Mais presque à contrario, rappelons aussi, qu’un climat plus chaud et plus sec serait jugé bénéfique pour les vins de Bordeaux. Du coté de Château Beychevelle établi sur la rive gauche et composé de 250 hectares (dont 90 hectares de vignes) et profitant de sa proximité avec l’estuaire face aux excès de l’été sur un sol de graves garonnaises, on s’interroge en restant confiant. Le Directeur Général du château Philippe Blanc nous fait part de son expérience et explique clairement : « Face au changement climatique qui assaille la planète, le phénomène peut-il se transformer en cauchemar ou pouvons-nous continuer à rêver et à enchanter nos consommateurs de grands Vins de Bordeaux ? Factuellement que constate-t-on jusqu’alors ? Des pics de chaleur de plus en plus fréquents mais que la vigne arrive à supporter, cela peut cependant devenir plus compliqué pour les travailleurs des vignobles, une humidité plus présente qui s’accompagne d’une pression de maladie beaucoup plus compliquée à gérer, des risques de gel au printemps aussi paradoxal que cela puisse paraitre, des orages de grêle plus fréquents et imprévisibles qu’avant. Mais cependant, le phénomène n’est pas, à Bordeaux, facile à blâmer : 2022 année très sèche et chaude nous a permis de produire un millésime d’exception, le précédent avait été frais et « à l’ancienne », nous ramenant 30 ans en arrière, 2023 fut compliquée à maitriser mais le résultat est étonnamment bon. Donc le phénomène, s’il est évident à l’observation de la fonte des glaciers ou des calottes polaires, à la lecture mois après mois des records de températures à l’échelle du globe, des incendies aux 4 coins du monde, l’est moins à notre niveau de viticulteurs bordelais. Il faut donc agir et réfléchir mais ne pas se précipiter… »
Lucide, il ajoute ceci quant à l’anticipation nécessaire et aux mesures à prendre : « Nos actions sont à l’échelle de l’entreprise, comme elles devraient l’être au niveau des individus, de réduire notre empreinte carbone (d’où utilisation par exemple de robots électriques moins émetteurs que nos tracteurs à fioul), de tout mettre en œuvre pour protéger la biodiversité (nous plantons des kilomètres de haies, des centaines d’arbres, avons abandonné depuis longtemps, malgré la difficulté technique que cela génère, les produits phytosanitaires les plus nocifs (plus d’herbicide depuis 2008, plus d’insecticides, plus d’antibotrytis, plus de molécules classées CMR ou perturbateurs endocriniens…). Nous souhaitons mettre en œuvre les mesures d’investissements pour être neutre carbone avant la période 2030-2035. Et les nouveaux cépages ? Ceci ne peut pas être une démarche individuelle du fait de l’appartenance au système des appellations et à leur structuration encore assez rigide. Donc nous discutons avec nos collègues pour permettre les essais de variétés différentes, peut être mieux adaptées à des conditions sèches et très chaudes, mais ceci prendra 10 ou 15 ans pour savoir si le choix est judicieux ou non. Seule consolation : le temps passe très vite parfois trop vite surtout en matière de réchauffement climatique…Tels des colibris, nos entreprises produisant de grands vins doivent être exemplaires et ne manquer aucune opportunité d’apporter leur goutte d’eau pour freiner l’incendie et rassurer les manchots (œuvres du collectif Prise) qui nous interpellent sur ce sujet dans le parc du Château Beychevelle. Venez les voir tant qu’ils sont ici ! »
« L’année 2022, très sèche est chaude, a permis de produire un millésime d’exception. » Philippe Blanc
L’adaptation aux nouveaux enjeux climatiques ne peut se résumer à une seule et simple réponse, ne serait-ce qu’au niveau du seul vignoble bordelais. Selon sa localisation chaque domaine sera concerné de façon différente, fonction de son microclimat d’abord, de son terroir ensuite, et de son encépagement. Pour Château Talbot, 4ème Grand Cru Classé de Saint-Julien (Médoc) dont le vignoble s’étend d’un seul tenant au sein de l’appellation, on se projette de manière positive. Plantées sur un terroir de fines graves günziennes sur sol d’argile, formant des croupes drainantes, on y trouve une majorité de vignes rouges (105 hectares) et une confidentielle superficie de vignes blanches (5 hectares). Le Directeur Général, Jean-Michel Laporte ne se montre pas alarmiste et voit les choses de façon pragmatique et apaisée : « Le vignoble du Château est en ce sens relativement favorisé par rapport à d’autres. Situé entre l’estuaire de la Gironde et non loin de l’océan, cela permet de tempérer quelque peu les températures estivales. Mais surtout, cela limite les risques de gel printanier, de plus en plus fréquent depuis une dizaine d’années. Les sols et sous-sols du Château Talbot permettent ensuite une grande adaptation aux phénomènes extrêmes que nous connaissons désormais. La surface est constituée de graves plus ou moins fines, apportées par la Garonne et la Dordogne il y a des centaines de milliers d’années. Elles permettent un drainage naturel remarquable, évitant aux vignes de baigner trop longtemps dans l’eau, et font qu’il nous est possible de revenir dans les parcelles avec nos engins très rapidement après les pluies : c’est fort utile entre autres pour protéger nos vignes d’un ravageur particulièrement actif ces dernières années, le mildiou. Les sous-sols de nos parcelles ont quant à eux une grande influence sur les millésimes où la sécheresse est forte. Constitués d’argile essentiellement, ils permettent de conserver une réserve en eau suffisamment importante pour alimenter les racines plusieurs semaines, et ainsi éviter des stress hydriques trop important. Ce fût particulièrement le cas lors du millésime 2022, remarquable de qualité malgré les conditions extrêmes que nous avons connues. Le cépage principal de Talbot est le Cabernet Sauvignon, à la maturité plutôt tardive et la richesse en sucre limitée. Il s’accommode ainsi très bien des nouvelles conditions climatiques. Jamais nous n’avons connu dans le Médoc un tel enchainement de très bons millésimes. Le Merlot est plus sensible aux conditions récentes, mais sa résilience lors du millésime 2022 nous a rassuré quant à son potentiel dans les années à venir… ».
Il poursuit ainsi pour marquer le degré d’engagement à l’oeuvre sans verser dans le catastrophisme : « Au-delà de cette situation privilégiée, il nous faut bien entendu adapter nos méthodes de travail, pour accentuer les forces de notre terroir, ou compenser quelques manques. Pour lutter contre les effets du gel, nous avons ainsi dû installer deux éoliennes afin de protéger nos vignes les plus éloignées de la Gironde et les plus précoces. Ensuite, en fonction des conditions propres à chaque millésime, nous adaptons nos façons culturales : plus ou moins d’effeuillage(s), de travail des sols, réduction de la hauteur de palissage en cas de très fortes chaleurs, etc. Les vendanges s’en trouvent ainsi régulièrement avancées, de manière à ne pas atteindre des niveaux de maturité trop importants, aussi bien en termes de qualité aromatique et de fraicheur, mais aussi de richesse en sucre, et donc en alcool. Enfin, nous sommes aussi obligés de modifier notre vignoble avec un vision sur du plus long terme. Une parcelle de vigne est plantée pour une durée minimale de 50 à 60 ans, et souvent plus (les vignes les plus âgées de Talbot ont aujourd’hui 90 ans). Nous sommes ainsi en train de modifier quelque peu notre encépagement, en remplaçant des parcelles de Merlot par du Cabernet Sauvignon, pour les raisons évoquées plus haut. Par la qualité de notre terroir, et par les évolutions que nous apportons à notre façon de travailler, nous essayons ainsi au Château Talbot de préserver une identité, un style qui est propre à notre domaine, et qui est souvent cité comme très représentatif des vins produits sur l’appellation Saint Julien. Notre objectif de proposer à nos consommateurs des vins élégants, sapides et équilibrés, nous oblige bien entendu à prendre en compte les évolutions du climat. Nous pensons y parvenir avec les conditions actuelles. Il y a de grandes chances que le vignoble bordelais soit en mesure de faire face à ces défis dans les années à venir, mais nul ne sait quelle sera la météo dans 20 ou 30 ans, et nous devrons probablement encore faire évoluer nos pratiques dans le futur ! »
Il y a de grandes chances que le vignoble bordelais soit en mesure de faire face à ces défis dans les années à venir. » Jean-Michel Laporte
On abonde dans ce sens du coté du Château Haut-Bailly où l’on cultive également une éthique de la justesse. Au cœur de l’appellation Pessac-Léognan, le Château Haut-Bailly bénéficie d’une topographie idéale. Son vignoble s’étend sur des sols de graves, sable et argile, dont la pente douce assure un excellent drainage. Le sous-sol est constitué de faluns et de sédiments marins qui procurent aux vins une certaine fraîcheur. Véronique Sanders, Président du célèbre château aborde le sujet du virage et l’urgence climatiques avec beaucoup de réalisme et de conviction : « Bordeaux est multiple, et c’est cette diversité qui fait sa force aujourd’hui et demain. Sa diversité d’appellations, de styles, d’offres, allant de vins de grande consommation aux Grands Vins , permet de répondre aux désirs variés des consommateurs. Ces derniers sont à la fois plus curieux et plus exigeants en terme de qualité, et ces enjeux sont parfaitement adressés par la région de Bordeaux. A l’image de la joaillerie, de l’hôtellerie ou la gastronomie, les Grands Vins et Spiritueux font partie d’un secteur du luxe en plein essor. Désir et plaisir, mythe et rêve, esthétique du geste et du goût, émotion, rareté et raffinement, qualité absolue sont les piliers de ce qui constitue cette croissance solide et continue. Grand Vin de référence, Haut-Bailly possède un style spécifique, unique et intemporel travaillé sur le temps long. Notre ethos est l’art d’être soi, c‘est-à-dire profondément fidèles à nous-mêmes, soucieux d’exprimer, de magnifier notre terroir pluricentenaire avec respect, soin et quête incessante d’excellence. Maison de luxe viti-vinicole, Haut-Bailly est bien plus qu’un produit : c’est une expérience exclusive, dont le raffinement séduit et fidélise des milliers d’amateurs, millésime après millésime. Lorsque l’émotion gagne celles et ceux qui goûtent notre vin, lorsqu’ils comprennent et ressentent au plus profond d’eux-mêmes ce qu’a été notre intention de vignerons, nous aussi nous sommes émus. Cette émotion que nous faisons naître, c’est tout simplement notre raison d’être, et ce qui chaque jour nous pousse avec joie à nous dépasser pour rendre nos amateurs toujours plus heureux. Pour ce qui est du changement climatique, nous percevons deux effets assez antagonistes dans notre tenue du vignoble. »
Elle étoffe son propos avec mesure et détermination : « Le premier effet pourrait être qualifié de positif car la vigne bénéficie d’étés plus chauds, plus secs et plus longs, ce qui permet d’amener certains cépages tels que le Cabernet Sauvignon et le Petit Verdot à parfaite maturité. Les vins sont par ailleurs plus accessibles dans leur jeunesse, tout en conservant un beau potentiel de garde. Le second effet repose sur la nécessaire adaptation à des conditions climatiques plus extrêmes telles que des périodes de gels printaniers plus intenses, des déluges, des sècheresses, des mois de juin tropicaux… C’est ici qu’est notre réel enjeu. Face à ces aléas, nous avons fait le choix à Haut-Bailly d’une viticulture durable en préservant un vignoble âgé dont l’enracinement profond leur donne une capacité de résistance remarquable. Côté vinification, nous adaptons nos outils. Modèle de sobriété énergétique, notre chai a été pensé et développé pour faire face au changement climatique. Chambres froides, dimensions et nombre de cuves, chai d’élevage enterré : ces nouvelles installations nous permettent à la fois de préserver et de sublimer le produit de la vigne pour créer, même dans des conditions extrêmes, des vins combinant puissance, délicatesse, densité et fraicheur. Bordeaux s’est toujours adapté au fil des siècles, et continuera de le faire, et notamment en s’appuyant sur la recherche scientifique, particulièrement chère à Haut-Bailly. Nous croyons au progrès mesuré et continu, fondé sur la science plutôt que sur des croyances avec pour objectif de continuer à faire des vins équilibrés, élégants et qui traversent le temps. Cette vision est incarnée quotidiennement par nos équipes sur toute la chaîne de valeur viti-vinicole, qui pratiquent la philosophie japonaise ‘Kaizen’. Il s’agit d’analyser nos pratiques en permanence, sous toutes les coutures et tous ensemble, afin de dégager des voies d’amélioration et d’optimisation.» A noter qu’en 2019, Haut-Bailly a obtenu le label Haute Valeur Environnementale niveau 3 (HVE), certification attestant des actions de préservation de la biodiversité mises en place, ainsi que de l’impact maîtrisé de ses pratiques agricoles sur l’environnement. Avec son toit végétalisé, le chai du château se fait îlot de biodiversité. Cette biodiversité s’étend sur l’ensemble de notre domaine: rien qu’en 2023, 6000 nouveaux plants d’érables, de charmes, de tilleuls, de micocouliers, de noyers, de chênes, d’ormes, offrent de nouveaux refuges aux 53 espèces d’oiseaux de Haut-Bailly recensées par la Ligue de Protection des Oiseaux (alouettes lulu, canards, grives, gobemouches noirs, hirondelles, linottes, merles, mésanges, moineaux, pinsons, rossignols, rouges-gorges). Également, de nombreuses espèces de papillons, de libellules et des milliers de chauves-souris voltigent dans la propriété. Véronique Sanders termine ainsi : « Notre devoir est de les préserver en tant qu’écosystème vivant abritant notre vignoble. Enunmot,notreapprocheestpragmatique,scientifiqueetcentréesurl’humain:nos équipes, nos clients et les communautés qui vivent autour du domaine. Les Grands Vins de Bordeaux font et feront des vins de lieux, uniques, intemporels, en perpétuelle quête d’excellence, y compris, naturellement, comme c’est le cas depuis plus d’un siècle, en regard des exigences environnementales, climatiques et sociétales de demain. »
« Bordeaux s’est toujours adapté au fil des siècles, et continuera de le faire et notamment en s’appuyant sur la recherche scientifique. » Véronique Sanders
On prolonge notre réflexion du coté de Pomerol, plateau descendant en pente douce vers la vallée de l’Isle, affluent de la Dordogne. Culminant à 42 mètres d’altitude, cette appellation d’environ 800 hectares se dessine autour d’un précieux cœur argileux appelé également boutonnière de Petrus. Ces argiles ont la particularité de conserver l’eau qui se présente et de la restituer aux plantes quand la saison se fait plus sèche. Une caractéristique de sol essentiellement concentrée sur Pomerol et très rare ailleurs dans le vignoble bordelais. Le Château La Conseillante doit sa singularité à sa position sur les sols de Pomerol mais aussi de Saint-Emilion. Le vignoble s’étend sur 12 hectares et touche à différentes nuances de sols (argiles au Nord-Est et graves au Sud-Ouest). Ce sont seize parcelles dont la plus ancienne a été plantée en 1958, qui forment le vignoble de La Conseillante.
Quatre types de sols sont recensés dans cette mosaïque parcellaire. Marielle Cazaux, Directrice Générale, nous fait part de sa vision sur le sujet avec une grande clairvoyance : « Pour moi le Bordeaux de demain va être assez complexe face aux enjeux climatiques. Cela va passer notamment par l’adaptation sol/cépage qui a toujours été importante, mais qui l’est encore plus aujourd’hui, par une meilleure compréhension de la physiologie des merlots, par la maîtrise agronomique des vignes : enherbement, diversité des couverts et le respect des sols et de l’équilibre des plantes. Mais aussi par le travail déjà fortement initié sur la réduction des intrants au chai : moins de soufre, levures et bactéries indigènes etc.. Il est important de produire des vins de garde mais qui se boivent aussi dans leur jeunesse. A La Conseillante nos 80% de merlot et notre travail de précision sur l’aromatique nous permet déjà cela, mais maintenant il faut que les consommateurs le sachent et osent ouvrir des grands bordeaux jeunes ! Enfin je ne veux pas perdre de vue l’entraide agricole, la collaboration entre propriétés et au sein des appellations pour se protéger contre le gel, la grêle etc… »
« Il est important de produire des vins de garde mais qui se boivent aussi dans leur jeunesse. » Marielle Cazaux
En 1000 ans de viticulture, Bordeaux n’a pas connu de changements radicaux tels que ceux qu’il s’apprête à vivre de manière globale mais les grands châteaux comme les petites propriétés semblent bien préparés à faire face aux enjeux du climat à l’approche des défis environnementaux de demain. Ni le gel, ni la grêle ou les records de températures n’auront raison de l’envie de produire des grands vins ne perdant jamais de vue le consommateur. Tout en tirant, de manière confiante et vertueuse, le meilleur parti de conditions nouvelles bouleversant des pratiques vouées inéluctablement à évoluer dans le respect d’un sol vivant et d’une nature nourricière !
Journaliste spécialisé en art contemporain et design, Clément Sauvoy est également commissaire d’exposition et collectionneur.
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